– MARAIS DE SIONNET, SUISSE –

Mythique,

le Phragmite aquatique

News, publiée le 25.04.2021

Textes par Frédéric Bacuez et photographies par Jérémy Calvo

24 avril 2021

Au printemps, la migration prénuptiale apporte son lot d’oiseaux passants hors norme. Petits et grands. Quand ils daignent faire halte ou s’aventurer par chez nous. C’est le cas cette année ; et cette fois ce sera du tout petit, par la taille, mais du très grand par le prestige. Deux Phragmites aquatiques au marais de Sionnet !? Ni une ni deux, fonce, Jérem’, il ne faut pas manquer ça : cas de force majeure, naturellement ; précipitamment, bien au-delà des dix kilomètres anti-COVID et dans un pays étranger mais familier, la Suisse genevoise… Car il s’agit d’aller rencontrer, pour le coup, le passereau nicheur le plus rare d’Europe continentale. Coche mondiale pour nous deux ! Vrai que Julien Mazenauer en avait déjà trouvé un (c’est masculin), au Fanel bernois le 21 avril, bagué qui plus est. Il n’empêche, c’est l’événement ornitho franco-suisse du week-end : un seul oiseau pour Jérémy et Frédéric, ce 24 avril, dans un rideau palustre de la Seymaz, mais au total deux Phragmites aquatiques (Acrocephalus paludicola) pour les observateurs d’hier soir, 23 avril, dont leur découvreur Bastien Guibert.

Le fin observateur n’en est pas à son premier exploit ; il l’avait contacté ici même il y a deux ans, dix jours plus tôt qu’en 2021. Les mentions du Phragmite aquatique sur le marais de Sionnet sont toutes du passage prénuptial, en avril : 23/04/2007, 19-20/04/2010, 15/04/2019, 23-24/04/2021. La première donnée de l’espèce sur le spot, la seule de la migration postnuptiale, date du 5 août 2008, c’était d’ailleurs une capture.

Le commun Phragmite des joncs, pour le suspense

Quand nous arrivons sur le site, on aperçoit au loin, en contrebas sur la passerelle qui traverse le petit marais, l’alignement des ornithos et de leurs longues-vues. Jérémy va devoir se soumettre aux lois du grégarisme… naturaliste. Première poussée d’adrénaline : sortant d’un parterre de colza, un passereau de type paludicole traverse le chemin, devant nous, et s’en va agripper une tige de roseau, à quelques mètres seulement. Clic clac, les photos refroidissent notre emballement, certes c’est un Phragmite mais… des joncs (Acrocephalus schoenobaenus). Espèce autrement plus répandue que le cousin ‘aquatique’ que nous espérons tant observer. Celui-là habite peu ou prou toute l’Europe et hiverne dans l’Afrique subsaharienne à l’exception de ses parties les plus forestières ou les plus australes. Moins exigeant, il trouvera son compte partout où il y a des zones humides à roselières dont il fréquente plus volontiers la végétation riparienne faite d’arbustes et buissons, y compris en bord de fossés et chenaux. Jamais en place et du genre bavard, le plus agité de nos passereaux paludicoles poussera même la curiosité alimentaire, jamais trop loin du marais, jusqu’aux champs voisins et singulièrement ceux de luzerne ou de colza ; ça tombe bien, ce soir il nous sort d’un de ces jolis parterres printaniers du plus vif jaune fluo.

Le rarissime Phragmite aquatique en guest star –

Rejoignons donc nos camarades sur la passerelle. Il y a même là un groupe de jeunes ornithos, pour sûr une nouvelle couvée des héritiers de Géroudet ! Les patients avec leur armement attendent l’irruption du petit oiseau, 13 cm et autant de grammes, reconnaissable à ses teintes crémeuses et, surtout, à son tricorne noir et jaunâtre. Avec les dorures du soir, voilà que ça remue dans l’étroite haie de roseaux. Agitation dans nos rangs aussi, on suit les mouvements furtifs et lents de l’oiseau non identifié, on se contorsionne, plie des genoux, une bonne quinzaine de jumelles fouillent fébrilement la végétation : c’est lui ! Entre chaque trouée, le Phragmite s’élance et, pattes devant, saisit la première tige qui se présente pour nous dévisager quelques secondes, aussi incrédule que nous le sommes, aux anges. Avant de continuer sa quête alimentaire, systématiquement au bas des cannes, toujours derrière son paravent. Eurêka ! On l’a eu, on l’a aperçu, et même photographié – pour ce genre de raretés, il est toujours préférable de brandir ses preuves…
 
 
« En Suisse, les cinq cent cinquante-six observations collectées entre 1960 et 2003 ont été obtenues à 46 % au printemps et à 54 % en fin d’été (Maumary, op. cit.), sur une voie de migration contournant l’arc alpin. Cette voie paraît quasiment disparue de nos jours. Les observations ont d’ailleurs été obtenues principalement avant 1980 (voir le tableau ci-contre) et révèlent sans doute un passage plus large de l’espèce lorsque ses effectifs étaient plus importants. »
 
– Plan national d’actions (PNA France) / Phragmite aquatique 2010-2014
 

Le Phragmite aquatique a une répartition européenne de plus en plus fragmentée, rabougrie, ne se maintenant que sur ses bastions de l’Ukraine et de la Pologne orientale, notamment la fameuse vallée de la Biebrza. Des 33 OOO individus matures estimés, ces deux deux pays plus le Bélarus en accueilleraient 98% des effectifs. Là où il avait encore quelques sites de reproduction, le petit oiseau discret continue de décliner dramatiquement : déjà disparu de France (Lorraine, début des années 1960), de la Sibérie européenne (2000) et de la Hongrie (2011), il est en train de s’éteindre en Russie, dans le nord-ouest de la Pologne et en Poméranie allemande. Sa situation est précaire en Lituanie. Même dans son troisième refuge, le Bélarus, ses effectifs ont chuté de moitié dans la première décennie du XXIe siècle. C’est que la petite paludicole a des exigences de biotope très précis : les étendues de laîches qu’on appelle cariçaies en Europe, pour sa saison de reproduction (avril/mai-juillet) ; et semblables biotopes, qu’on appelle scirpaies – ou localement bourgoutières- en milieu sahélo-soudanien, pour ses quartiers d’hiver (novembre-mars). Partout l’eau ne devra pas excéder 10 centimètres de profondeur et les herbiers faire moins de 90-80 centimètres de haut. Si le milieu fréquenté est annuellement fauché par l’Homme, ici et là-bas, le Phragmite aquatique ne s’en trouvera que mieux. Hélas, outre l’abandon de cette vieille pratique, la technique a été plutôt, ici comme là-bas, de… supprimer les tourbières, les prairies humides, en finir avec les miasmes du marais ! Entre les deux destinations, la fauvette des marais opère une migration postnuptiale des plus originales, en boucle rampante : l’oiseau quitte l’Europe orientale en logeant la côte, via la Mer Baltique et du Nord, prend quelque souffle sur le littoral atlantique français ou espagnol, et gagne l’Afrique via le Maroc (fin juillet-mi octobre). Le Sahara traversé, le Phragmite se disperse alors sur quelques sites hivernaux longtemps inconnus des scientifiques. Depuis une quinzaine d’années, de multiples expéditions sont menées dans les pays sahélo-soudaniens pour tenter de trouver, enfin, ces spots ô combien cruciaux pour la survie de l’espèce. Ce n’est qu’entre 2007 et 2011 qu’un important stock d’hivernants est identifié sur les marges du parc national des oiseaux du Djoudj (PNOD, Sénégal) puis du Diawling voisin (PND, Mauritanie), de part et d’autre du fleuve Sénégal. Avant qu’un autre site majeur ne soit découvert dans le delta intérieur du fleuve Niger, au Mali. Des prospections en Afrique de l’Ouest laissent envisager d’autres quartiers favorables, au Burkina Faso (RG Nazinga) et au Ghana (Mole NP). Et dire que Fred ne l’y a jamais contacté, même en quinze années de résidence dans la vallée du fleuve Sénégal… Vive l’Helvétie !

Distribution du Phragmite aquatique (@www.birdsoftheworld.org)